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Déclarations générales: Retour de la transcendance dans l'ordre politique - Rôle de la coopération multireligieuse Publié le Juin 10, 2005 - 05:15 PM Le retour de la transcendance dans l’ordre politique Intervention du Dr. William F. Vendley Secrétaire général de la Conférence mondiale des Religions pour la Paix Au Colloque de la CMRP "Religions et Citoyenneté au XXIe siècle" à l'UNESCO Commentaire de Geneviève Comeau, théologienne catholique à la fin de l'intervention. Paris, 1er juin 2005 I - Introduction Je suis heureux d’avoir cette occasion de discuter avec vous de ce qu’on pourrait appeler le retour de la transcendance dans l’ordre politique. Je parlerai du rôle que la coopération multireligieuse peut jouer à cet égard. Je tiens à rendre hommage à la présence de nos éminents amis de la section française de la Conférence mondiale des Religions pour la Paix. Le philosophe Régis Debray a soulevé une certaine émotion en France quand il a mis en cause l’idée traditionnelle de la laïcité en suggérant que soit reconnue l’importance de la religion dans ce pays. Quoi qu’on pense de la proposition récemment avancée par M. Sarkozy d’une "laïcité positive" permettant de dégager un financement public en faveur de la religion, ou, aussi bien, des suggestions analogues formulées aux Etats Unis par des partis politiques, une question fondamentale est posée qui est celle de savoir si Dieu peut ou non avoir une place dans l’ordre politique. Cette question est au cœur des réflexions que je voudrais partager avec vous aujourd’hui. Ce que je vais dire est centré sur l’ordre politique sécularisé, héritage des révolutions politiques qui ont eu lieu il y a trois siècles, particulièrement en France. Sarkozy est objet de controverse quand, comme politicien, il se réfère à la religion, mais il n’est pas le seul à le faire. Aux Etats Unis, le président Bush utilise souvent des images religieuses ; il admet l’influence de sa foi sur ses points de vue politiques. Aujourd’hui, en France, aux Etats Unis et dans d’autres démocraties laïques, il arrive que la religion devienne un enjeu politique qu’un parti met en avant et qu’un autre rejette. En Europe, la polémique relative à l’opportunité de mentionner Dieu dans la constitution européenne a fait réapparaître d’anciennes fractures, mais il semble que cette discussion, au moins dans la presse, n’ait traité le problème que de façon superficielle. A-t-on porté le débat sur ce qui était en cause au niveau de l’ordre politique ? Il semble que non. D’une manière générale, quand on a affaire à des politiciens, il semble souvent que ceux qui ont des positions favorables par rapport à la religion cherchent à utiliser celle-ci, voire à la détourner de son sens véritable, alors que ceux qui refusent d’envisager la pertinence de la religion dans la vie publique tentent de faire l’impasse sur quelque chose qu’on ne peut pourtant pas ignorer. Il est approprié de soulever ce problème ici, à Paris, au siège de l’UNESCO, institution chargée de mettre en jeu, pour construire la paix, nos richesses de civilisation. L’action de l’UNESCO se développe entre des communautés politiques diverses. Certaines d’entre elles s’inspirent de grandes traditions de transcendance. D’autres ont explicitement rejeté toute notion de transcendance. Dans une telle situation, comment cette organisation peut-elle faire progresser la paix ? Le philosophe français Jacques Maritain a présenté ce défi d’une manière admirable et toujours valable dans son discours d’ouverture à la seconde conférence générale de l’UNESCO en 1947. Il a noté la profondeur des divisions existant au sein de la communauté humaine, et il a fait observer qu’il était devenu de plus en plus difficile ne serait-ce que de rendre les hommes conscients de la philosophie implicite à laquelle chacun adhère, en fait, bon gré mal gré. "Aussi profond que nous creusions, écrit-il, il n’y a plus aucun fondement commun à la pensée spéculative. Il n’y a pas pour elle de langage commun." La réponse de Maritain à la question de savoir alors comment l’UNESCO peut agir est instructive. Il note que les buts de l’UNESCO sont d’ordre pratique, qu’un accord entre ses membres peut se fonder non pas sur des notions spéculatives communes mais sur des vues concrètes, non pas sur l’affirmation d’une même conception du monde, de l’homme et de la connaissance, mais sur l’affirmation d’une série comparable de convictions quant à l’action à mener. Maritain ajoute que c’est sans doute bien peu. C’est, dit-il, "le dernier refuge de l’accord intellectuel entre les hommes". Il affirme pourtant, courageusement, que c’est assez pour essayer d’entreprendre une "grande œuvre". Le raisonnement de Maritain, si on le suit de près, peut servir aussi de fondement rationnel à la coopération interreligieuse d’aujourd’hui. Chaque religion peut être conçue comme ayant ses propres fondements et sa propre auto-interprétation, qui sont bien distincts et nettement différents les uns des autres. Mais peuvent-elles coopérer ? Comment des religions différentes peuvent-elles travailler à cette œuvre commune, basée sur ce "dernier refuge de l’accord intellectuel entre les hommes" ? Nos diverses communautés de croyants peuvent-elles trouver en elles-mêmes des préoccupations largement partagées qui leur tiennent fortement à cœur et envers lesquelles elles puissent s’engager avec toute la force de leurs convictions philosophiques et religieuses? Mon expérience est que la coopération entre les communautés de croyants existant dans le monde progresse sur la base d’engagements concrets, et qu’elle a un immense potentiel pour mener à bien la "grande œuvre" de Maritain. Il n’y a peut-être aucune forme de coopération qui ait de plus grandes possibilités d’améliorer les conditions de vie de plus d’êtres humains dans le monde que la coopération entre les religions. Pensez aux réalités suivantes : sur les six milliards d’habitants de la planète, cinq milliards s’identifient à une religion ; sur les vingt-cinq millions vivant dans des zones de conflit ouvert, vingt-trois millions peuvent être touchés à travers leurs structures religieuses ; sur les quarante millions contaminés par le virus du SIDA, trente cinq millions pourraient être atteints à travers leurs communautés ; sur les trois milliards d’êtres humains qui vivent avec moins de l’équivalent de deux dollars par jour, 2,8 milliards pourraient l’être de cette façon. Les religions sont présentes en première ligne aux plus grands défis actuels. Le potentiel qui est le leur pour y faire face est une ressource immense, encore relativement peu utilisée, et je suis convaincu que la coopération entre elles est une clé de la mobilisation de ce potentiel. La Conférence mondiale des Religions pour la Paix établit, équipe et relie en réseau des Conseils et des groupes interreligieux qui mettent en jeu la force inemployée des communautés de croyants pour construire la paix, désamorcer les conflits et promouvoir le développement durable. Au sein du réseau international de la Conférence mondiale, les exemples abondent de coopération multireligieuse ayant atteint des résultats tangibles sur le terrain. Les religions travaillent ensemble à la médiation des conflits armés, à l’éducation à la paix et à l’action en matière de SIDA. C’est un travail important et nécessaire. Mais la question que je voudrais poser aujourd’hui va plus loin. En situant le travail de la WCRP de façon analogue à celui de l’UNESCO, notre action multireligieuse peut être valablement comprise en termes essentiellement concrets. Les buts poursuivis, liés entre eux, ne soulèvent guère de controverses. Il s’agit de désamorcer les conflits armés, de promouvoir la paix et de faire progresser le développement durable. Tout ce que la coopération multireligieuse se propose de réaliser se présente ainsi en des termes accessibles à tous, qu’ils soient ou non religieux. Tout cela se réfère à des préoccupations profondément ressenties et largement partagées, à propos de problèmes auxquels toutes nos communautés sont affrontées. Sans aucun doute, ce travail concret sera toujours nécessaire dans notre monde, et il restera d’une importance existentielle pour tous les croyants. Mais est-ce assez ? Conçue de cette façon, la coopération multireligieuse ne soulève pas la question de Dieu, et elle ne cherche même pas à la mettre en rapport avec des sujets relatifs à l’ordre politique. Mais le pourrait-elle ? La coopération multireligieuse pourrait-elle aider à faire une place à Dieu dans l’ordre politique ? Plus spécifiquement, et en des termes peut-être plus rigoureusement définis, la coopération religieuse pourrait-elle être le moyen même par lequel une ouverture à la transcendance retrouverait un rôle dans le débat politique ? II. - L’exclusion de la transcendance, cause du "non-ordre" dans le monde sécularisé. Permettez-moi de me borner à la tradition occidentale moderne. Ce que je voudrais soutenir, au fond, c’est qu’avoir exclu la transcendance de l’ordre politique est la cause fondamentale du désordre - du "non-ordre" - des sociétés sécularisées. Cela peut sembler d’une grande ingratitude. L’ère sécularisée moderne n’a-t-elle pas été accompagnée par l’essor des institutions démocratiques, des libertés individuelles et de la tolérance entre groupes divers ? Les traditions que nous qualifions de "modernes" ont manifestement produit énormément de bon. Je vis de ces bienfaits, j’en éprouve une vive gratitude et je tiens à les reconnaître comme des formes de progrès. Mais pour m’aider à vous montrer où je veux en venir, je vous demande de m’accorder encore autre chose : l’existence chez les croyants de convictions quant à la réalité de leur expérience de la transcendance. Ce n’est ni le lieu ni le moment de présenter une défense intellectuelle de ces convictions, encore que je sois certain qu’on puisse le faire. Si vous me l’accordez, il ne me sera pas difficile de montrer que la trajectoire de la pensée occidentale moderne est une histoire dans laquelle la transcendance a été progressivement exclue de l’ordre politique. D’un point de vue religieux, cette exclusion de la transcendance n’est nullement un "désordre" mineur. On peut soutenir, au contraire, que cette exclusion est à la base du "manque d’ordre", du "non-ordre" de la vie politique de l’Occident moderne. Le désordre causé par l’exclusion de la transcendance n’est pas à imputer soit à la droite, soit à la gauche. L’histoire du XXe siècle révèle que les formes de gestion gouvernementale de droite et de gauche qui, les unes et les autres, excluaient formellement la transcendance, ont causé de l’ordre de 100 millions de morts. Eric Voegelin, dont la philosophie politique m’a aidé à préciser ma pensée, décrit le siècle dernier comme celui d’une "modernité sans restriction", comme si son affreux bilan avait mis à nu, au cours de ce siècle, les effets du processus déclenché à l’origine. Ce bilan devrait nous inciter à la prudence quand nous entendons dire aujourd’hui, bien trop souvent, que la religion est la principale source de conflits. Il est clair qu’au XXe siècle, ce sont les idéologies politiques séculières, non les religions au sens ordinaire de ce terme, qui se sont affrontées avec une telle violence. Que faut-il donc entendre par transcendance ? L’expérience fondamentale de la transcendance est la conscience d’une tension existentielle en direction du domaine du Divin. Dans une perspective religieuse, accepter cette tension existentielle, voire s’y abandonner entièrement, est considéré comme une conversion, un ajustement de l’âme à ce qui est le bien. Au sein de l’âme ouverte au domaine du Divin se révèle ce qu’est l’ordre de l’âme. L’âme prend sa place entre la terre et sa source mystérieuse, incréée, qu’elle ne peut ni maîtriser ni contrôler. Dans l’expérience de la transcendance, l’âme ne peut pas être à elle-même sa propre loi. Elle se tourne en direction du domaine du Divin vers lequel elle est orientée existentiellement. Et c’est seulement en se tournant vers le domaine du Divin que l’âme trouve sa place avec et pour autrui. Dans la conception classique, dont Platon et Aristote ont donné des interprétations différentes mais que les théologies juive, chrétienne et musulmane ont adaptée, la compréhension humaine de la vérité demande la participation du Divin dans le processus de la connaissance. Cette participation peut être comprise comme réalisée à travers le bien - "agathon" - de Platon, l’esprit - "nous" - d’Aristote, ou la raison éternelle - "ratio æterna" - de saint Thomas. Ces mots ne renvoient pas à un objet tangible dans le monde extérieur et ne peuvent donc pas se référer à la réalité selon les conceptions scientifiques modernes. Pour la science moderne, ces notions ne peuvent être que fiction. Cependant, pour un homme religieux, ces termes, ou leurs variantes, visent une réalité d’expérience. En outre, l’homme religieux sait que l’expérience de quelque chose comme le "nous", l’esprit au moyen duquel le Divin participe au processus de la connaissance, est liée à une ouverture à l’expérience de la transcendance. Un enfermement existentiel et l’éloignement de la transcendance réduit notre capacité à le reconnaître. Se tourner vers le domaine du Divin qui s’ouvre au-delà de l’âme humaine acclimate celle-ci à son ordre transcendental propre. De même, se détourner du domaine du Divin devient l’expérience fondamentale du désordre. Platon développait cette vision radicale en élaborant le parallélisme entre l’ordre de l’âme et l’ordre de la cité. Cette mise en parallèle a été conservée et transformée par saint Augustin, affinée encore par saint Thomas d’Aquin. Elle était présente encore en France sous une forme à demi moderne dans la pensée brillante de Jean Bodin au XVIe siècle. Aujourd’hui, elle n’a plus droit de cité. Mais sur quoi l’ordre politique va-t-il se baser si ce n’est sur l’ordre fondamental que révèle l’orientation existentielle de l’âme humaine vers le domaine du Divin où elle s’enracine ? Thomas Hobbes est particulièrement clair parmi les penseurs modernes qui retranchent de leur analyse théorique le fondement transcendant de la vie sociale et politique. Sa pensée est instructive sur le genre de désordre, de "non-ordre" qui naît lorsque la transcendance est éliminée de l’ordre politique. Quand Hobbes tente de retirer la transcendance de l’ordre politique, quelque chose d’autre doit la remplacer comme force d’orientation de l’ordre existentiel et de l’ordre social. La transcendance tourne à la fois l’âme individuelle et la société vers le domaine du Divin, le "summum bonum", le bien suprême, pour qu’il soit le fondement de l’ordre. Retirer le summum bonum en éliminant la transcendance, c’est faire disparaître aussi la source de l’ordre à la fois pour l’âme et pour la société. En effet, l’ordre de l’âme et celui de la société dépendent du nous commun qui procure une expérience partagée du summum bonum. Quand il élimine le nous, Hobbes doit résoudre le problème de construire un ordre social à partir d’individus isolés qui ne sont pas orientés vers un but commun et n’ont d’autre motivation que leurs passions individuelles. Pour Hobbes, la passion commune qui crée l’ordre de la vie politique et sociale est la crainte. Le summum bonum est remplacé par un summum malum, un mal suprême, comme facteur ordonnant la société et la politique. Ce transfert du fondement de l’ordre politique n’est pas un changement mineur, un simple réarrangement du mobilier de notre habitation commune. Ce qui fait la grande valeur de Hobbes est sa clarté. Avec lui, il devient très clair que si la transcendance ne doit plus être la base de l’ordre de l’âme et de la société, il faut que quelque chose d’autre le soit. Mais dans une perspective religieuse, la transcendance est un fait réel. Eliminer de la science politique la source transcendante de l’ordre ne change pas la structure ontologique de la réalité. Du point de vue religieux, substituer le summum malum au summum bonum comme fondement de l’ordre revient à instituer un profond "non-ordre". Le domaine transcendant de l’âme est simplement rendu immanent, situé "dans ce monde-ci". Mais celui-ci manque de stabilité. D’un côté, on renonce facilement à soutenir qu’il existe une vérité quelconque au-delà de l’idéologie. Tout est relatif, tout est situationnel. Qu’est-ce que la vérité ? Cette question débouche habituellement sur un scepticisme existentiel et intellectuel qui affecte de tolérer toutes les opinions, mais qui révèle peut-être une fermeture narcissique aux questions profondes de notre esprit. De l’autre côté, peut-être en réaction à ce relativisme qui stérilise l’esprit, des réalités qui ne sont que temporelles - qu’il s’agisse d’appartenance raciale ou ethnique, d’idéologie économique ou même d’une religion faussement interprétée parce que coupée de ses amarres dans la transcendance - ne sont que trop facilement changées en un absolu. Le passage à une religion politique est alors à la fois rapide et mortel, comme le siècle dernier ne l’a montré que trop bien. Et même en l’absence de guerre, nous avons raison de nous inquiéter des dimensions totalisantes de l’ordre moderne - qu’elles soient politiques ou économiques - qui tuent l’âme sinon le corps. Pendant la guerre froide, Alexandre Soljénitsine, dans un discours à l’université de Harvard, a critiqué à la fois le matérialisme occidental et le socialisme, il a mis en évidence les faiblesses de l’humanisme moderne, et il a souligné la nécessité d’un "changement historique majeur, égal en importance au passage du Moyen Age à la Renaissance." Et il ajoutait : "Ce changement exigera de nous un embrasement spirituel ; il nous faudra nous élever à une hauteur de vues nouvelle, à un niveau d’existence nouveau où notre être physique ne soit pas maudit, comme au Moyen Age, mais où, surtout, notre être spirituel ne soit pas foulé aux pieds comme dans l’ère moderne." III. -La coopération multireligieuse et la reconquête de la transcendance L’appel de Soljénitsine est suggestif. Il évoque un "embrasement spirituel" au milieu de charbons qui rougeoient encore, de petites flammes qui tremblotent toujours. Mais cette image suggestive souligne la thèse que je développe ici. Celle-ci est d’abord, et surtout, que surmonter le "non-ordre" politique nécessite de recouvrer l’expérience que l’âme fait de son ordre propre, révélé dans la transcendance. Bien sûr, cela ne peut être un simple retour aux efforts et aux catégories du passé. Méditer avec soin ces tentatives précédentes peut certainement aider ; elles peuvent stimuler profondément notre imagination et lui donner des éléments de comparaison. Mais, finalement, ce que nous avons à faire en notre temps doit se baser sur notre propre manière de cultiver la transcendance. Nous devons nous employer à revenir encore et encore à la conscience de cette réalité dans laquelle il faut s’enraciner et qui se trouve au-delà de nous-mêmes. Bref, la reconquête de la transcendance dans l’ordre politique dépend, d’une manière absolument fondamentale, de la reconquête de la transcendance par les individus. Vaclav Havel a soutenu la même thèse, lui qui souligne maintenant ouvertement le besoin que l’ordre politique a de la transcendance. Il note que "dans le monde multiculturel actuel, la voie vraiment sûre vers la coexistence, la coexistence pacifique et la coopération créatrice, doit partir de ce qui est à la racine de toutes les cultures et est enfoui dans le cœur et dans l’esprit des hommes infiniment plus profondément que les opinions politiques, les convictions, les antipathies ou les sympathies - elle doit être enracinée dans la transcendance de soi." Mener une vie de transcendance demande toujours du courage. Essayer de vivre la transcendance dans une société de "non-ordre", une société qui a perdu le langage de la transcendance, peut en exiger encore plus. En face des hommes accomplis, des capitaines, des réalistes purs et durs de l’ordre sécularisé, cela peut même causer un sentiment d’embarras. Il semble si sot, si naïf, si démodé, d’un archaïsme si agaçant, de parler de transcendance à ceux qui maîtrisent les règles d’un ordre d’où elle a été exclue. Et pourtant, il semblerait d’une évidence incontestable que cultiver les spiritualités contemporaines authentiques de la transcendance doit constituer la base et fournir le fondement d’un renouveau de l’ordre politique. Cultiver des expériences puissantes et soutenues de transcendance dans le monde d’aujourd’hui est sans aucun doute la contribution la plus essentielle que nos communautés de croyants puissent lui apporter. En outre, à partir de leur expérience de la transcendance, nos communautés de croyants sont mises au défi de s’en prendre à la configuration de l’ordre politique. Elles sont mises au défi de traduire leur compréhension propre de l’ordre transcendantal de la personne pour aboutir à des formes d’ordre politique qui soient ouvertes à la transcendance et la respectent. Mais comment le faire aujourd’hui en respectant une authentique pluralité de conceptions ? Tel est notre défi fondamental. Et il convient de se demander quel rôle la coopération multireligieuse peut jouer pour permettre ce retour de la transcendance dans l’ordre politique. Rappelons-nous les paroles de Jacques Maritain. Il disait, dans le discours que j’ai cité au début : "Aussi profond que nous creusions, il n’y a plus aucun fondement commun à la pensée spéculative. Il n’y a pas pour elle de langage commun." Méditons cette dernière phrase : "Il n’y a pas pour elle de langage commun." J’ai beaucoup de sympathie pour la prudence de Maritain, mais je me demande aussi si nous n’assistons pas à une évolution qui peut nous donner un peu d’espoir. Les langages sont des systèmes ouverts : ils sont créateurs ; ils progressent. Et quelque chose progresse dans le langage utilisé par les communautés de croyants lorsqu’elles s’engagent ensemble à des actions pratiques sur la base de ce que Maritain appelait "le dernier refuge de l’accord intellectuel entre les hommes". Beaucoup de communautés de croyants ont ouvert la porte à une coopération interreligieuse effective en devenant, en quelque sorte, bilingues. Chaque tradition religieuse a son propre langage primaire qui définit la communauté. La tradition montre clairement que ce langage religieux primaire évolue. Il est ouvert, dynamique et productif. Il fournit à la communauté, tandis qu’elle traverse le temps, la grammaire de son identité en lui montrant la direction de son passé, de son présent et de son avenir. Mais un langage religieux primaire, quelle que soit sa force première, n’est pas celui qui peut mobiliser les croyants d’autres religions ou le public en général. Les représentants des communautés de croyants apprennent aujourd’hui à parler aussi ce que j’appellerai le langage public. Les communautés apprennent à transposer leurs préoccupations morales, enracinées dans leurs langages primaires respectifs, dans un langage public partagé. Celui-ci leur offre un terrain d’entente pour clarifier les points d’accord et de divergence sur des questions morales importantes, et il sert de base à l’action menée en coopération, le genre d’action concrète dont parlait Maritain. Mais est-ce là tout ce qui est possible ? Les préoccupations concrètes sont-elles les seules à pouvoir être mises en langage public ? Si les communautés de croyants peuvent transposer dans les langages publics leurs préoccupations morales concrètes, qu’en est-il de leurs autres soucis ? Qu’est-ce qui empêcherait ces communautés de mettre aussi en commun dans ce langage leur expérience de la transcendance, de l’ordre de l’âme et des exigences de l’ordre politique ? Nous pourrions en citer des exemples éclairants. SAR le prince Hassan, modérateur de Religions pour la Paix a écrit au défunt pape Jean-Paul II pour lui dire son admiration, en tant que musulman engagé, pour l’enseignement social de l’Eglise catholique. Le prince Hassan reconnaissait qu’en plus de sa base religieuse, cet enseignement pouvait être justifié à partir de formes publiques d’une rationalité ouverte à la transcendance. Dans sa lettre, le prince faisait part de sa propre compréhension du noyau des expériences islamiques de spiritualité, également susceptibles d’être transposées en style public afin de servir de ressources pour le développement de formes d’ordre politique ouvertes à la fois au pluralisme et à la transcendance. On pourrait soutenir que notre langage public d’aujourd’hui est précisément inapte à exprimer des idées aussi élevées. On pourrait estimer qu’il est réducteur et ne se prête pas à traiter de tels sujets. Mais bien que ce soit largement vrai, est-ce là une réponse suffisante ? Pourquoi penserions-nous que le langage public est fini, fermé, et incapable de progrès ? Ce qui me frappe est que le développement du langage public, ou des langages de la transcendance ainsi que les concepts publics d’un ordre politique ouvert à la transcendance, est l’un des grands défis posés à nos religions. Permettez-moi de conclure avec cette image qui m’a souvent aidé. Avant que j’emménage dans un appartement à New York, j’habitais une maison à la campagne avec un assez grand bureau. J’avais fixé au mur derrière ma table de travail un tableau d’environ trois mètres de large et de plus d’un mètre de haut. Sur l’axe vertical de ce tableau étaient répertoriées les civilisations connues de la famille humaine, tandis que l’histoire de leur naissance, de leur décroissance, de leur mort et de leurs progrès était consignée sur les trois mètres de la largeur. J’avais ainsi sous les yeux une image merveilleuse de notre famille humaine. Ce qui me frappait, quand je l’observais, c’était la brièveté de ce que nous appelons modernité. Elle n’occupait qu’environ les deux derniers centimètres des trois mètres du tableau. Ces deux derniers centimètres représentaient la période pendant laquelle l’ordre politique a exclu la transcendance. Et pourtant, presque tout ce qui conduisait à ces deux centimètres correspondait à des périodes où l’ordre politique était alimenté par des notions diverses de la transcendance, des plus simples aux plus richement différenciées. Cette image ne suggère-t-elle pas la grande tâche qui attend nos communautés d’hommes religieux ? Une tâche qui mettrait en jeu nos imaginations de façon comparative tandis que nous rappellerions notre passé et que nous nous efforcerions en même temps de faire surgir la créativité nécessaire pour l’expression d’une transcendance tendue vers l’avant. Allons-nous abolir notre histoire et désavouer les expériences profondes de transcendance qui nous ont fait entrer dans l’ère moderne ? Ou pouvons-nous, à la lumière de ces traditions vivantes de transcendance, nous employer aujourd’hui à transposer nos propres expériences religieuses de la transcendance, actuelles quoique formées par l’histoire, dans un langage public apte à construire un ordre politique ouvert à la transcendance ? Elaborer des langages publics de transcendance ne garantit pas le progrès. Ils seront en concurrence avec d’autres formes de discours public qui refusent la transcendance. Pourtant, le langage public transcendant peut fournir un moyen d’expression et aussi un guide à ceux que captive l’attraction existentielle de l’âme vers son domaine divin. En bref, je crois que nous, de Religions pour la Paix, avons deux tâches à remplir. La première sera toujours avec nous. C’est la tâche concrète, dont la signification existentielle est immense, consistant à travailler ensemble à désamorcer les conflits, à construire la paix et à promouvoir le développement durable. Ces objectifs pratiques décrivent bien ce qui préoccupe les hommes de religion. Mais il est une autre tâche à accomplir, une qui est à poursuivre concomitamment avec la première. C’est notre volonté de restaurer un ordre, des ordres politique, social et économique qui soient ouverts et qui, à leur manière, fassent honneur à tout le mystère et à la dignité de chaque personne, tels qu’ils se révèlent dans l’orientation de l’âme vers son domaine divin. Tandis que nous portons ensemble les seaux d’eau destinés à éteindre les incendies d’aujourd’hui, portons aussi les briques dont nous avons besoin pour construire ensemble. Cultivons nos propres expériences les plus radicales et les plus inclusives de la transcendance et les notions d’ordre qui s’y rapportent, mais apprenons aussi à en parler dans nos églises, nos synagogues et nos mosquées, sur nos places publiques aussi, d’une manière qui embrasse les différences. Peut-être un jour le grand "embrasement spirituel" de Soljénitsine viendra-t-il. En attendant, nous avons du travail à faire. Je vous remercie de votre patiente attention. Commentaire 1 – de Geneviève Comeau, théologienne catholique. Sollicitée pour répondre à M.Vendley, je donne une réponse qui pourrait s’intituler « De l’ambiguïté de l’appel à la transcendance », pour mettre M.Vendley en garde contre l’ambiguïté possible de ses propos. La coopération entre les religions est assurément une bonne chose, mais ne doit pas se tourner en front commun des religions contre l’athéisme. La coopération d’hommes religieux et d’athées, agnostiques, indifférents, hommes de bonne volonté, est indispensable. Le lien direct de cause à effet que l’auteur établit entre l’exclusion de la transcendance et le non-ordre est contestable. Il a le ton de prophète de malheur du Prologue de Dei Filius au Concile Vatican I ; ce Prologue menaçait la société de se perdre dans l’abîme si elle oubliait Dieu.... Je ne sais pas quelle est l’appartenance confessionnelle de l’auteur ? En tout cas l’Eglise catholique a changé depuis Vatican I et le XIX° siècle –et heureusement ! L’auteur met directement en lien l’exclusion de la transcendance et les totalitarismes du XX° siècle. Mais il oublie de parler des démocraties. Dans une démocratie, le lieu du pouvoir est vide, il n’est occupé ni par Dieu ni par un roi. Certes, il est occupé par des êtres humains, mais de façon provisoire (cf. les analyses de Claude Lefort dans L’Invention démocratique, Fayard, 1981). Cela engendre une incertitude, qui semble faire peur à l’auteur, puisqu’il agite tout de suite le spectre du Léviathan de Hobbes. Le rôle des religions, me semble-t-il, est de donner des ressources spirituelles pour bien vivre cette incertitude, sans vouloir tout de suite la combler par l’appel à une transcendance rassurante –sans compter que la transcendance n’est pas tout à fait la même selon les religions… La démocratie n’est pas censée reposer sur la foi en Dieu (même si ce n’est pas incompatible) ; elle suppose une forme de relation à l’autre qui accepte les divisions, les conflits d’intérêts, d’opinions et de valeurs, comme quelque chose d’indépassable. Dans une démocratie il peut y avoir des philosophies et des spiritualités fort diverses. Mieux vaut encourager la démocratie (et se demander comment chaque religion peut y contribuer) que d’en appeler à un retour de la transcendance, qui peut être politiquement manipulé… Bref, la modernité n’a pas que des côtés négatifs, c’est du moins mon avis et celui de bon nombre d’Européens, je crois. Mais j’admets que sur ces questions des différences de sensibilités existent entre Europe et Amérique. C’est peut-être cela que j’ai ressenti fortement à l’UNESCO en avril dernier. G.Comeau, théologienne catholique |
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