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Publié le Fév 18, 2007 - 11:57 PM
Médiation, réconciliationAbbaye de Saint Jacut

Transmettre : un héritage ? une rupture ? une création ?


Par : Jean-Marc AVELINE
13 janvier 2007


La mémoire et l’abandon

Sous ce titre quelque peu énigmatique, je souhaite vous faire partager mon expérience, puisqu’il nous a été demandé, à nous les intervenants « de l’après-midi », de donner à nos propos une tournure plus « existentielle ». Liliane a d’ailleurs commencé en ce sens.

Je vais donc essayer, dans une premier temps, de vous raconter ma propre histoire, celle de ma famille, car c’est là que se sont posées pour moi les questions fondamentales de la transmission. Puis, dans un deuxième temps, je vous proposerai une relecture de cette histoire à l’aide de l’œuvre de Paul Ricœur, parce que cette œuvre m’a particulièrement aidé moi-même à relire l’histoire de ma vie et à mieux la comprendre. J’espère ainsi, au risque d’une intervention finalement très existentielle, apporter néanmoins quelques éléments de réflexion à notre débat.


1.La question de la transmission dans mon existence


Je suis né à Sidi-Bel-Abbès, en Algérie, sous un Tessala sans doute aussi « couronné de chèvres » que le Garlaban de Marcel Pagnol. Ma famille, qui était de condition modeste, était arrivée en Algérie au cours du XIXème siècle, en provenance de l’Andalousie, de l’Alsace ou de la Vendée, cherchant du travail sur ces terres désormais contrôlées par la France, à une époque où les flux migratoires en Méditerranée allaient plutôt du Nord vers le Sud. Mon père avait appris le métier de menuisier-ébéniste avec une spécialisation de sculpture et ma mère voulait être enseignante. Mais le peu de ressources financières de leurs familles a contraint ma mère a quitter l’école pour travailler comme secrétaire chez un notaire et mon père à intégrer la société des chemins de fer.

Au moment où je suis né, mes parents habitaient Colomb-Béchar, une oasis près de la frontière marocaine, aux portes du Sahara, où mon père avait été affecté. Le voyage en train, par Aïn-Sefra, était toute une expédition que l’on m’a si souvent racontée qu’il me semble m’en souvenir ! Quelques temps après, mon père a été muté à Constantine. Nous habitions à cinq, avec mon oncle et ma tante, dans un appartement d’où nous vîmes monter la violence, sans pourtant imaginer qu’elle nous entraînerait à jamais loin de cette terre où étaient et demeurent nos racines, puisque quatre générations de notre famille y ont trouvé sinon la richesse du moins le bonheur d’une vie simple et unie, digne et laborieuse. Il y eut des peurs, des drames, des incompréhensions. L’un des membres de ma famille fut assassiné. Mes grands parents quittèrent Sidi-Bel-Abbès les premiers, suivis bientôt par tous mes oncles et tantes. C’est là ce qu’on appelle (et nous devions le mesurer par la suite) une « rupture de tradition » qui devait s’avérer tout-à-fait radicale !

Le 7 novembre 1962, mes parents et moi avons quitté l’Algérie. Ce fut le premier grand voyage de ma vie, un voyage sans billet retour… Un voyage au bout duquel les miens, comme bien d’autres, n’entrevoyaient que la peur de l’inconnu, l’angoisse de la dispersion, l’incertitude de l’avenir. Certes, j’étais bien trop jeune pour mesurer l’ampleur des douleurs du départ et des vexations à l’arrivée, trop jeune pour comprendre la profondeur des blessures et l’abîme des incompréhensions qui ont dû habiter mes parents et tous ceux qui comme eux, simples ouvriers, n’avaient vu venir ni la colère de ceux qui les expulsaient, ni le mépris de ceux qui ne les attendaient pas ! Rien n’avait été préparé et personne ne savait comment se rejoindre, sur ce territoire français dont ils avaient appris à l’école la géographie mais qui leur était étranger, si différent… Arrivés à Marseille, nous avions pris un train de nuit, le fameux « Phocéen », qui nous jeta au petit matin sur les quais de la Gare de Lyon à Paris, sans aucun point de repère dans les rues et aucun soleil dans le ciel (de cela, je me souviens très bien, me demandant sans cesse à quelle heure il allait « se lever » !). Après quelques semaines difficiles (d’hôtels en hôtels, tous aussi peu recommandables les uns que les autres), nous avons fini par nous installer dans un baraquement SNCF au bord de la Marne où mon oncle et ma tante avaient trouvé où loger. Cette « baraque » tient une grande place dans les souvenirs de famille. La joie d’un regroupement familial (on a fini à vingt sept dans deux pièces !) compensait les rigueurs d’un interminable hiver. L’air vif et lumineux des plateaux algériens où coulait la Mékhéra avait cédé la place à l’épais brouillard des bords de Marne… Je compris plus tard que cette baraque allait devenir le point de départ d’une nouvelle tradition familiale, comme un point de jonction, un lieu symbolique très important.

Puis mon père nous a trouvé un appartement à Colombes et ma sœur, est née, en avril 1963. Mais en mars 66, mon autre sœur, Martine, est morte à l’âge de sept mois. Après quelques temps plutôt agités, mon père a obtenu sa mutation pour Marseille. Nous n’y connaissions rien ni personne, à part les quais de la Gare Saint-Charles, où nous avions pris le Phocéen ! Mais à la cité SNCF de Saint Barthélemy, dans les Quartiers-Nord de la ville, nous nous sommes rapidement fait de bons amis. Pour mes parents, c’était l’espérance d’un nouveau départ, tournant enfin la page de quatre années de turbulences qui avaient vu nos familles se disperser, nos vies basculer, notre mémoire se charger, au risque de se crisper sur ce que l’on craignait d’oublier ou de ne plus pouvoir transmettre. Certains ont ployé sous ce trop lourd fardeau, se refermant sur eux-mêmes et devenant ainsi, à leur corps défendant, incapables de transmettre ce dont ils avaient surtout peur de ne plus se souvenir…

Avec ma cousine Catherine, nous étions les seuls de notre génération à être nés « là-bas ». Et cela nous conférait je ne sais quelle mission, à la charnière de nos parents et de nos frères et sœurs, comme si se conjuguaient en nous le poids d’un lourd héritage et la promesse d’une jeune existence. Sans pouvoir la nommer, j’ai souvent ressenti, au cours de mon enfance et de mon adolescence, cette place à part, ce premier appel, diffus mais réel, à devoir porter en soi et pour toute la vie le fil décousu d’une mémoire à vif et l’impérieux besoin d’une confiance en l’avenir. J’ai souvent pensé, mais je ne le saurai qu’à la fin, que ma vocation de prêtre plongeait ses racines profondes dans cette expérience fondatrice.

En relisant bien plus tard ces années difficiles, j’ai compris que c’est en tissant en France de nouvelles solidarités, en s’engageant au service des plus pauvres (mon père et ma mère l’ont fait et continuent à le faire, sans se payer de mots – bien des pauvres de Marseille pourraient en témoigner), en ne renonçant jamais ni au goût de vivre ni à la joie d’aimer, que mes parents avaient réussi à nous faire comprendre, à ma sœur et à moi, que l’on peut toujours transformer un obstacle en moyen, une blessure en ressource, un automne en printemps. Voilà, à mes yeux, l’une des choses les plus importantes qu’ils m’aient transmises : non pas un contenu, mais un souffle ; non pas le souci de se préserver dans la nostalgie mais l’audace de s’abandonner dans la confiance. Voilà pourquoi j’ai intitulé cette communication : la mémoire et l’abandon.

Du reste, j’étais loin de me douter, en ce sombre automne de 1962, que venaient de s’ouvrir à Rome, depuis le 11 octobre, les travaux du Concile Vatican II, que le pape Jean XXIII avait convoqué pour qu’il soit comme un grand renouveau printanier dans la vie de l’Église. Loin d’imaginer l’ampleur ni l’importance de ces longs débats d’où sortiraient des textes si fondateurs, des orientations si décisives pour la vie de l’Église et du monde. Aujourd’hui, clin d’œil de l’histoire, ce sont ces travaux conciliaires sur la liberté religieuse, sur le dialogue interreligieux et sur la solidarité de l’Église avec toute l’humanité qui, par bien des médiations, m’ont reconduit à arpenter cette Méditerranée, à y tisser des liens, à en découvrir les multiples cultures, à retourner en Algérie… et même en Bretagne !

J’ai parlé de ma famille… Mais la Méditerranée, trop étroite pour séparer, trop large pour confondre, recueille chaque jour son lot d’histoires de souffrance et de soifs d’espérance ! Je puis cependant témoigner, en relisant l’histoire des miens, que pour peu qu’elles soient habitées par l’amour, les routes de l’exode peuvent toujours se changer en chemins de dialogue ![1]


2.Relecture à l’aide de la pensée de Paul Ricœur


Paul Ricœur est l’un des plus grands philosophes que la France ait connus. Lorsqu’il s’est éteint le 20 mai 2005, j’ai décidé de consacrer à son œuvre un article dans la revue Chemins de dialogue, que je dirige à Marseille.[2] C’est en m’appuyant sur cet article que j’ai bâti la deuxième partie de cet exposé.

L’identité narrative
Je note d’abord que Paul Ricœur a forgé, dans sa fameuse trilogie Temps et récit, le concept très éclairant d’« identité narrative » : en définitive, explique-t-il, répondre à la question « qui suis-je ? », c’est raconter l’histoire d’une vie[3]. À maintes reprises, Ricœur a rappelé que c’est en racontant les histoires de l’Exode que l’Ancien Israël s’est donné collectivement une « identité narrative ». Cela suggère que transmettre, c’est d’abord raconter ! En définitive, l’anthropologie ricœurienne décèle dans la capacité humaine à (se) raconter l’indice de la singularité d’un être qui, malgré la brièveté, à l’échelle cosmique, de sa vie, est le seul à poser la question du sens :
[L’immémoriale sagesse] a toujours su la disproportion du temps que, d’un côté, nous déployons en vivant et qui, de l’autre, nous enveloppe de toutes parts ; elle a toujours chanté la brièveté de la vie humaine au regard de l’immensité du temps. Le vrai paradoxe est là : à l’échelle cosmique notre durée de vie est insignifiante, et pourtant ce bref laps de temps où nous paraissons sur la scène du monde est le lieu d’où procède toute question de signifiance.[4]


En invitant à passer, selon le titre de l’un de ses principaux ouvrages, Du texte à l’action, Ricœur a attiré l’attention sur le fait que le travail de compréhension d’un texte se prolonge par celui de la représentation d’un monde habitable. D’une part, comprendre un texte, c’est recevoir de lui une tâche d’habitation du monde, et, d’autre part, l’action sensée est elle-même un texte à interpréter. De même que le procédé rhétorique de la métaphore permet de révéler la densité d’une réalité, mieux encore que ne le ferait une simple description linéaire[5], de même le genre littéraire du récit permet de suggérer une interprétation du sens mieux que ne le ferait un simple compte-rendu des faits. En d’autres termes : l’empirique n’est pas le seul critère de l’expérience (l’expérience artistique en est le plus clair exemple), et l’exactitude du descriptif n’épuise pas la richesse du concept de vérité. La métaphore comme le récit laissent deviner la subtile relation entre l’explication des faits et la compréhension du sens, révélant qu’« expliquer plus, c’est raconter mieux ». Pour revenir à mon histoire, il est clair que mes parents ne m’ont pas transmis une connaissance précise de l’Algérie, mais bien plutôt une façon de vivre qui soit fidèle à leur expérience de la précarité.

La mémoire et le pardon
En 2000, Paul Ricœur a publié son dernier grand ouvrage intitulé La mémoire, l’histoire et l’oubli[6]. Peu à peu, l’anthropologie de « l’homme faillible » (le volontaire et l’involontaire) l’a conduit à une phénoménologie de « l’homme capable » (capable de raconter et de s’engager, capable de critique et de conviction), puis à une herméneutique de la condition historique, mettant en valeur le fait que l’homme est un être affecté par l’histoire et cependant capable de s’engager dans l’histoire. Mon expérience m’invite à penser que c’est souvent par la façon dont on s’engage que l’on transmet le mieux ce qui nous a affecté !

Tout au long de ce parcours s’est révélé ce que l’on pourrait appeler « la grandeur d’être homme », une grandeur que ne sait voir que celui qui devine, sous la fragilité de toute vie, la beauté d’un désir comblé d’inachèvement. Telle une épitaphe, la dernière page de La mémoire, l’histoire et l’oubli est ornée de ces mots : « Sous l’histoire, la mémoire et l’oubli. Sous la mémoire et l’oubli, la vie. Mais écrire la vie est une autre histoire. Inachèvement »[7]. Il faut en effet ajouter au devoir de mémoire l’importance de l’oubli. Certes, il y a bien des situations historiques où le devoir de mémoire est un « impératif catégorique » que traduit l’injonction « Tu te souviendras ! ». Mais Ricœur adjoint à ce devoir de mémoire la nécessité d’un certain oubli, et propose de distinguer entre « l’oubli par effacement des traces et l’oubli de réserve »[8]. En effet, estime-t-il, il n’est pas possible de fonder un vivre ensemble, notamment dans des sociétés pluralistes, sans prendre la mesure de la relation qui existe entre la mémoire vive des personnes individuelles et la mémoire publique des communautés d’appartenance. Or celles-ci sont souvent gagnées par une fièvre ambiguë de la commémoration, propice aux tentations identitaires et aux manipulations de la mémoire :
En effet, il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, celui non seulement d’étendre la mémoire collective au-delà de tout souvenir effectif, mais de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée, lorsqu’elle se replie et se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle et sourde aux souffrances des autres communautés. C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. Que serait une mémoire heureuse qui ne serait pas aussi une mémoire équitable ?[9]

Dans cette perspective, l’oubli de réserve, que préconise Ricœur, loin d’être un obstacle à la mémoire, désigne cette capacité qu’a l’homme de ne pas laisser la mémoire-patrimoine éteindre en lui l’élan de la construction de l’avenir. Car il y a des « abus de mémoire » qui étouffent la vie en niant sa capacité d’espérance.[10] En revenant à ma propre histoire, j’ai mieux compris, en lisant Ricœur, que l’oubli de réserve ne tait pas le mal, mais qu’il permet de le dire sur un mode apaisé, sans que la colère n’aveugle le jugement. Il effectue une remise de dettes sans concéder pour autant un oubli des faits, car « il faut garder une trace des faits pour pouvoir entrer dans une thérapie de la mémoire ; ce qu’il faut guérir, c’est la capacité destructrice de ces souvenirs ».[11] Avec cette précision, Ricœur aborde la « délicate articulation entre le discours de la mémoire et de l’oubli, et celui de la culpabilité et du pardon »[12]. Le pardon, tel qu’il le définit, apparaît comme l’horizon eschatologique commun à l’histoire, à la mémoire et à l’oubli. « Le pardon, c’est ce que les victimes seules peuvent accorder. C’est aussi ce qu’elles seules peuvent refuser ».[13] Il trouve son expression dans « la volonté tenace de comprendre ces autres dont l’histoire a fait des ennemis »[14] et permet ainsi de forger une mémoire réconciliée, indispensable à l’art de vivre ensemble.

L’énigme de l’existence et la mémoire de Dieu
Je voudrais relever encore une dernière chose. Au printemps 1986, quelques semaines après avoir donné à Edimbourg les Gifford Lectures qui devaient constituer la matière de Soi-même comme un autre, Simone et Paul Ricœur durent traverser l’épreuve du suicide de leur second fils, Olivier. Échec flagrant, à première vue, de tout un travail de « transmission » ! Épreuve de l’incompréhensible, de l’insupportable. Ricœur lui-même s’exprime ainsi :
Cette catastrophe devait laisser une plaie ouverte que l’interminable travail de deuil n’a pas encore cicatrisée. Encore maintenant, je suis la proie de deux reproches alternés : l’un de n’avoir pas su dire non au moment opportun à certaines dérives, l’autre de n’avoir pas discerné, ni entendu l’appel au secours lancé du fond de la détresse. Je rejoignais ainsi le lot immense de tant de pères et découvrais cette fraternité silencieuse qui naît de l’égalité dans la souffrance. Peu de semaines après ce désastre, j’accompagnais jusqu’au seuil de la mort, à Chicago où je m’étais réfugié, mon vieil ami Mircea Eliade : et je me trouvais accablé, d’une certaine manière, par le contraste – apparent, mais insistant – entre deux destins, dont l’un seulement aura laissé la trace d’une œuvre, et l’autre, rien de cet ordre, à vues humaines du moins.[15]

Au terme d’une longue vie de recherche et d’engagement, le croyant Paul Ricœur n’a pas caché sa conviction que ce qui, en définitive, fait la grandeur de l’homme, c’est qu’il est à jamais présent dans « la mémoire de Dieu »[16], quels que soient la discrétion ou l’éclat de la trace qu’à vues humaines, sa vie aura laissée dans l’histoire.[17] Reprenant le questionnement étonné du psalmiste : « Qu’est-ce que le mortel pour que tu en gardes la mémoire ? Le fils d’Adam, que tu en prennes souci ? » (Ps. 8, 5), il commente :
Dans la ligne de ce verset, je me prends à méditer sur un Dieu qui se souvient de moi, au-delà des catégories du temps (présent, passé, futur). […] Je me “figure” que l’existence humaine qui n’est plus, mais qui a été, est en quelque manière recueillie dans la mémoire d’un Dieu qui en est affectée. […] Pour employer un langage qui reste très mythique, je dirais ceci : Que Dieu, à ma mort, fasse de moi ce qu’il voudra. Je ne réclame rien, je ne réclame aucun “après”. Je reporte sur les autres, mes survivants, la tâche de prendre la relève de mon désir d’être, de mon effort pour exister, dans le temps des vivants.[18]

Comme si le geste de nos vie devait consister, en définitive, à unir inlassablement ces deux mouvements d’une égale densité spirituelle : à la mémoire de Dieu, confier l’énigme de l’humain (et nous en savons tous quelque chose) ; à ceux qui nous sont proches, confier (de quelque façon, religieuse ou non, qu’il nous ait habités) le désir de Dieu, selon la belle expression du Cantique des Cantiques.
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[1] « Cap sur la paix en Méditerranée » : tel était le thème de la croisière organisée en octobre 2005 pour les soixante ans de l’hebdomadaire « La Vie » : voyage de découvertes et de rencontres multiples au cours duquel j’ai été convié à exprimer ce témoignage.
[2] Cf. Jean-Marc AVELINE, « L’énigme de l’humain et le désir de Dieu. Hommage théologique à Paul Ricœur », Chemins de dialogue 26 (2005), p. 145-162.
[3] Temps et récit, Paris, Seuil, vol. I, 1983 ; vol. II, 1984 ; vol. III, 1985.
[4] « Le temps raconté », Revue de métaphysique et de morale 1984 / 4, p. 440.
[5] Cf. La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.
[6] La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
[7] Jean Greisch propose de comprendre ici « inachèvement » non pas de manière négative ou empreinte de tristesse et de résignation, mais avec la même nuance de sens que celle qu’induit l’adjectif « inespéré » quand on veut signifier que ce qui arrive est au-delà de tout ce que l’on aurait pu espérer.
[8] Ibid., p. 652.
[9] Ibid., p. 650.
[10] « Au fond, chaque période a autour d’elle une aura d’espérances qu’elle n’aura pas remplies ; c’est cette aura qui permet des reprises dans le futur, et peut-être est-ce par là que l’utopie pourrait être guérie de sa maladie congénitale, qui est de croire que l’on peut commencer de zéro : l’utopie est bien plutôt une re-naissance » (La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 189-190).
[11] La critique et la conviction, op. cit., p. 190.
[12] La mémoire, l’histoire et l’oubli, op. cit., p. 111.
[13] La critique et la conviction, op. cit., p. 175.
[14] La mémoire, l’histoire et l’oubli, op. cit., p. 618.
[15] La critique et la conviction, op. cit., p. 140-141.
[16] C’est dans cette ligne que Ricœur comprend la résurrection : « La résurrection est le fait que la vie est plus forte que la mort en ce double sens qu’elle se prolonge horizontalement dans l’autre, mon survivant, et se transcende verticalement dans “la mémoire de Dieu” » (La critique et la conviction, op. cit., p. 242-243).
[17] « Je peux assumer pour moi-même la citation de Bernanos : “Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus Christ” » (ibid., p. 245).
[18] Ibid., p. 238-239.


 
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